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Pourquoi le rythme et l’intonation sont difficiles à imiter en L2

Le rythme et l’intonation d’une langue étrangère (L2) sont souvent extrêmement difficiles à imiter. C’est même carrément impossible pour un grand nombre d’apprenants. Certains ne s’en rendent même pas compte. Ou, s’ils le soupçonnent, n’y accordent guère d’importance. D’autres éprouvent une grande frustration. Ils sont conscients de percevoir des caractéristiques sonores originales de la L2. Ils décèlent telle ou telle particularité: une montée ou une descente intonative particulières; une intensité inhabituelle; ou bien un allongement ou une réduction intempestifs de la durée. Ils savent exactement où cela se situe dans la chaîne sonore. Et sont incapables de restituer fidèlement ces phénomènes.

Plusieurs causes expliquent cette surdité fonctionnelle entravant l’assimilation de la prosodie d’une langue étrangère. J’évoquerai ici celle qui est due à la mise en place du crible prosodique. Elle intervient très précocement dans la vie de tout individu. Elle se développe durant la 1ère année de son existence. Le crible prosodique est déjà installé dans ses grandes lignes vers 10-12 mois. C’est sur cette base que « démarre » le crible phonologique proprement dit correspondant à l’acquisition graduelle des voyelles et consonnes de la langue maternelle.

En phonétique corrective, on insiste sur le crible phonologique de la langue maternelle (L1) acquis par tout individu durant les 5 premières année de sa vie. Ce crible explique la surdité fonctionnelle empêchant de distinguer les spécificités des sons d’une autre langue et conduisant ainsi à avoir un « accent » plus ou moins fort dans cette L2.

Dans cet article, je me propose de rappeler que le bébé développe d’abord un crible prosodique durant les 12-13 premiers mois de son existence. Il baigne les premières semaines dans un bain de rythmes comme indiqué dans un précédant billet. Aux alentours du 6ème mois, il entre dans le monde des modulations vocales, de l’intonation, du babillage et des 1ères voyelles de la L1. Car il est déjà sous l’emprise d’une perception catégorielle (une sélectivité) le conduisant à privilégier les sons fréquents, familiers et bannir progressivement de ses jeux phonétiques ceux qui ne rencontrent aucun écho auprès de son entourage.

Le crible phonologique proprement dit qui porte sur l’acquisition des voyelles et des consonnes de la L1 par strates successives, ainsi que sur leurs contraintes phonotactiques (1) débute alors que le crible prosodique est installé dans ses grandes lignes. Ce qui est rappelé par la figure ci-dessous intitulée crible phonique. En effet, elle tient compte des trois sous-cribles – rythmique, intonatif, phonologique- constituant le système sonore d’une langue. Chaque sous-crible étant original et ne trouvant d’équivalent dans aucune autre langue…

Les 3 cribles entrant dans la composition du crible phonique d'une langue
La composition du crible phonique d’une langue

Le fœtus perçoit des sonorités parolières.

 Des expériences menées à la fin des années soixante-dix sur l’audition du fœtus suggèrent qu’il est sensible, déjà in utero, au rythme et à l’intonation. En d’autres termes, les traits saillants du prosodisme de la langue maternelle pourraient déjà influencer le futur bébé.

Les étapes de la maturation du système auditif du foetus sont connues. Dès la fin du 7ème mois de la vie intra-utérine, l’oreille moyenne est mécaniquement fonctionnelle; la cochlée est morphologiquement mature à 4 mois et demi pour l’organe de Corti, et dès le 6ème mois pour les terminaisons efférentes. Pendant les 3 derniers mois, l’appareil auditif élargit ses possibilités de détection fréquentielle.

Qu’entend le fœtus? Son environnement auditif est constitué par un bruit de fond intra-utérin essentiellement de composantes graves. Les bruits perceptibles dans le liquide amniotique sont d’abord ceux produits par les vaisseaux sanguins maternels, le cordon ombilical, le cœur de la mère, ainsi que des bruits hydro-aériques et ceux occasionnés par les mouvements du fœtus  Il perçoit aussi des bruits extérieurs atténués par la paroi abdominale et par l’interface entre milieu aérien et milieu liquidien. Les bruits parvenant in utero sont ceux qui possèdent des fréquences graves, inférieures à 1 000 Hz, ou dont l’intensité est suffisamment forte pour couvrir ceux que le fœtus entend dans son environnement naturel.

Le fœtus perçoit également la voix maternelle et les voix extérieures. Elles sont également atténuées. Il est admis que les fréquences conversationnelles sont perçues, de 100 Hz (fondamental d’une voix d’homme) jusqu’à 1 000 Hz environ. Ce qui signifie que les sons les plus graves ont des chances d’êtres perçus, pas forcément en totalité car le bruit intra-utérin est toujours présent. Le timbre des sons aigus est lui très altéré.

L’importance du rythme et de l’intonation à la période néonatale.

 Le nouveau-né est-il une tabula rasa ou son audition est-elle déjà sensibilisée à certaines sonorités langagières? Des résultats de recherches permettent de postuler que certaines particularités sonores de l’environnement ayant été discriminées et mémorisées pendant la période fœtale servent de points de référence pendant la période néonatale.

Le nouveau-né reconnaît et préfère une berceuse, ou une comptine qu’il a souvent entendues in utero. Il reconnaît préférentiellement la voix maternelle à toute autre voix et préfère l’entendre parler avec une intonation normale plutôt qu’en utilisant le babytalk ou mamanais en français. Ces termes désignent cette façon si spécifique qu’ont les adultes de s’adresser aux bébés avec des configurations intonatives et des saillances accentuelles très particulières. Les chercheurs s’accordent à penser que le fœtus a mémorisé certains groupements rythmiques ainsi que les contours mélodiques les plus caractéristiques de la voix maternelle. Il utilise ces acquisitions sensorielles dans la période postnatale.

 La première année de la vie du bébé est capitale en ce qui concerne son apprentissage audio-phonatoire. Le nourrisson de moins de trois semaines est capable de proférer quatre cris fonctionnellement et structurellement différents : cris de faim, de colère, de douleur, d’appel. Tous ces cris et vagissements sont indépendants de l’environnement. Les nourrissons de deux mois détectent mieux les changements de phonèmes quand ils sont intégrés dans de courtes phrases, plutôt que lorsque ils leurs sont proposés dans des listes de mots. Les indices prosodiques facilitent l’organisation des informations de la parole. La prosodie naturelle force l’écoute des tous-petits et les aide à porter leur attention sur les variations phonétiques. L’intonation serait une glu perceptive pour les séquences de parole pour reprendre une image proposée par B. de Boysson-Bardiès.

L’intonation pendant la période du babillage.

 Les vocalisations des bébés se diversifient vers le 3ème-4ème mois, en même temps qu’ils commencent à acquérir un certain contrôle des organes les produisant. Entre six et huit mois, ils se mettent à babiller. Cette période s’étend jusqu’au 12/13ème mois. Elle marque une rupture nette avec les vocalisations de la période précédente. Le stade du babillage est important car l’enfant produit ses premières syllabes. Il fait alterner des productions vocaliques avec des productions consonantiques.

 La période du babillage a été décrite de façon minutieuse dans plusieurs travaux par G. Konopczynski, une pionnière des travaux portant sur les étapes des acquisitions phonétiques des bébés. Cette période est caractérisés par la coexistence

  • du jasis émis en situation de jeu solitaire: le nourrisson allongé sur le dos apprend à contrôler la gestualité très complexe et très fine des différents organes de la phonation. Et il se fait plaisir ce faisant. C’est R. Jakobson qui a écrit que si l’on tient compte de tous les sons différents de toutes les langues du monde on arrive à environ 350 000 productions différentes. Durant cette période, le bébé en situation de jasis peut théoriquement produire n’importe quel son appartenant à n’importe quelle langue;
  • d’un proto-langage produit exclusivement dans des situations d’interaction avec les adultes ou des substituts (poupée). L’imitation intonative commence dès cette période. Vers 10 mois le bébé produit déjà des intonations conformes à celles de sa L1.

Vers la fin du 10ème mois, l’enfant dispose d’un système prosodique de base, une sorte de cadre qui va progressivement se remplir au fur et à mesure qu’il avance dans son acquisition du langage, acquiert de l’expérience et devient naturellement un expert linguistique dans sa L1.

Ce dont il faut être conscient, c’est que le système sonore de la L1 s’installe très précocement. Et que le tout-petit est d’abord sensible aux configurations rythmico-mélodiques. Les bébés de huit à dix mois babillent dans leur langue maternelle. Une expérience a consisté à faire écouter à des adultes des babillages de bébés français, tunisiens et chinois. Les adultes sont capables de discriminer le babillage de bébés appartenant à leur groupe linguistique et d’écarter le babil d’enfants n’appartenant pas à leur communauté linguistique. Des analyses complémentaires aux appareils ont mis en évidence que le babillage était constitué par des caractéristiques liées à la structure phonétique et intonative de la langue maternelle. Plusieurs travaux démontrent qu’à ce stade les bébés sont déjà sensibles aux regroupements de sons les plus fréquents dans leur langue. Non seulement ils reconnaissent les phonèmes, mais ils sont de plus sensibles à leurs combinaisons phonotactiques. Leurs productions syllabiques, quoique maladroites et souvent difficilement « intelligibles » n’en respectent pas moins les contraintes phonologiques de la langue maternelle. Les bébés ne produisent leurs premiers mots « reconnaissables » qu’aux alentours de 12 à 14 mois. A cet âge, la surdité phonologique commence également à s’installer.

Les comportements audio-phonatoires et le développement général du bébé.

 Certains auteurs insistent sur l’importance de cette première année de la vie pour le développement auditif et général de l’enfant. Ils considèrent que

  • ces conditionnements audio-phonatoires sont de véritables apprentissages discriminatifs socialement renforcés;
  • l’acquisition précoce des sonorités de la langue maternelle par le jeu des interactions entre l’enfant et son entourage constitue le premier apprentissage des conduites sémiotiques.

 Le bébé comme les adultes prennent plaisir à ce bain de parole partagé, ces échanges et ces jeux audio-phonatoires durant la période du babillage. En fait, la socialisation du bébé commence dès cette immersion audio-phonatoire qu’il partage, entretient et développe avec son entourage. Cette période est marquée par l’écholalie. Elle précède le stade de l’échopraxie c’est-à-dire des gestes et des mimiques qui constituent une autre source d’échanges entre l’enfant et ses proches. Et qui, pour Piaget, indique les débuts de la socialisation du jeune enfant. Et, encore plus tard, les gestes symboliques sont remplacés par les signes linguistiques…

Les conséquences dans l’apprentissage d’une L2.

Le crible phonique correspond à l’acquisition du système sonore de la L1 par toute personne. Il est composé de 3 sous-cribles. Les cribles rythmique et intonatif se mettent en place durant la première année. Le crible phonologique intervient à partir du 12-13ème mois et demande plusieurs années pour installer les sons de la L1. Le crible phonique reste relativement poreux pendant l’enfance. Ce qui explique, entre autres, pourquoi un enfant exposé à une L2 peut l’apprendre rapidement et la parler sans accent. Le crible phonique se verrouille à l’adolescence. Dès lors, la surdité phonologique intervient de façon maximale. La plupart des adolescents et des adultes a de la peine à discriminer correctement les sonorités de la L2. Elles sont reproduites sur la base des configurations familières de la L1, engendrant ainsi un « accent » étranger révélateur de l’appartenance linguistique du sujet.

La surdité phonologique concerne tout le monde. La plupart d’entre nous en sommes victimes dans l’apprentissage d’une L2. Certaines personnes ont de la chance. Elles réussissent à capter et à restituer les sonorités de l’idiome étudié avec exactitude. Mais ces « buvards phonétiques » constituent la minorité.

Or, la prosodie est prioritaire dans le travail d’intégration phonétique:

  • à l’oral toute la langue est contenue dans la prosodie qui englobe et fédère les systèmes phonologique, morphologique, lexical, syntaxique, sémantique;
  • en perception, la prosodie est ce que l’on perçoit en 1er. Ce n’est qu’à des étapes ultérieures de traitement que l’on donne du sens à cette suite de sonorités constituées par le flux parolier initialement perçues en termes de montées et de descentes tonales, de pauses et d’allongements, d’accentuations sur certains regroupements sonores, etc.
  • en production, la prosodie est un intégrateur des unités de 1ère et de 2ème articulation -phonèmes, morphèmes- qui sans elle ne seraient pas reliées entre elles. Elle constitue également un planificateur de l’activité discursive. En outre, la gestualité associée à la prosodie, loin de constituer une sorte d’ornement de la parole, est une aide à l’encodage verbal.

Cf. aussi un article du blog consacré à l’importance de l’intonation en L2.

Tout enseignant sait combien un travail sur les paramètres prosodiques est éprouvant et même décourageant. Le simple fait de faire repérer les syllabes accentuées et les reproduire en respectant leurs particularités s’avère parfois impossible pour des élèves. Il en va de même pour les schémas intonatifs, difficiles à restituer dans les phrases décontextualisées des exercices, impossibles à rendre en situation de production spontanée.

Une raison expliquant cette résistance est à invoquer dans cette installation précoce du crible prosodique pendant la petite enfance. Les habitudes rythmico-intonatives sont tellement ancrées dans l’individu qu’il est difficile de les atteindre. Un autre point mérite d’être évoqué. La matrice prosodique s’est mise en place au cours de ce bain audio-phonatoire partagé dans le plaisir et la joie avec l’entourage proche. Elle est marquée par l’émotion. Convoquer la prosodie en correction phonétique, c’est plonger aux racines mêmes de l’affectivité sonore de l’apprenant.

bébé babilleur
bébé babilleur

(1) Contraintes phonotactiques: dans toute langue, les consonnes et les voyelles se combinent selon des règles précises. Certaines séquences sont autorisées, d’autres interdites. Ceci peut être à l’origine d’erreurs phonétiques en L2 quand l’apprenant applique spontanément une combinaison séquentielle de sa L1 n’ayant pas cours dans la langue cible.

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