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La phonétique, vilain petit canard de la didactique

Qualifier la phonétique de vilain petit canard de la didactique peut sembler incongru. Mais cette image est liée à la représentation que l’on se fait de cette discipline. Certains l’estiment nécessaire mais butent contre des difficultés: méthodes correctives surannées, matériel pédagogique ne se renouvelant pas, énormes difficultés dans l’amélioration la prononciation des élèves… D’autres ne voient pas l’intérêt de travailler les aspects phonétiques de la langue étudiée: perte de temps, d’énergie, c’est à l’apprenant de décider…

Cet article est une mise au point sur la situation de la phonétique corrective et de l’enseignement de la prononciation appliqués au FLE en 2014. On peut aboutir à un constat double. Si l’on est pessimiste, les raisons ne manquent pas pour incriminer cette matière et pointer le manque de résultats souvent observés. Mais l’on peut aussi avoir une vision plus optimiste et considérer que la phonétique corrective apporte un plus aux apprenants comme aux enseignants.

La phonétique, une discipline mal aimée.

Un sentiment d’ambiguïté.

La phonétique corrective laisse rarement indifférents les enseignants et les apprenants. Elle touche à ce qu’il y a de plus vivant, de plus charnel dans l’étude de la parole en langue étrangère. En cela, elle implique fortement l’individu. La phonétique corrective, dans ses pratiques concrètes, est une manifestation physique, ressentie, éprouvée à l’oral à travers

  • la perception des sonorités de la L2;
  • la gestuelle articulatoire destinée à les produire avec une fidélité maximale;
  • l’accent mis sur le corps. Avec 2 variantes principales:
    •  Le corps de l’apprenant est nié. La consigne vise à entraver tout mouvement présenté comme parasite; l’élève est assis et reste immobile (et décontracté surtout); il est invité à se concentrer exclusivement sur la mise en place des organes phonatoires en s’efforçant d’imiter ce qui est suggéré par un orthodiagramme (terme utilisé parfois pour désigner un schéma articulatoire. Désigne en réalité une radio);
    •  Le corps de l’apprenant est pris en considération. Il est sollicité de façon visible par l’enseignant qui l’invite à reproduire, s’il le désire, des gestes qualifiés de « facilitants ».

Cette discipline peut provoquer une véritable fascination comme engendrer un phénomène de rejet. Pour certains, la pratique contrôlée portant sur les sonorités parolières de la L2 peut aller jusqu’à s’apparenter à un sentiment de mieux-être; l’élève « vit » mieux dans ce nouvel univers sonore dans lequel il s’oriente mieux; son investissement peut être très fort. A l’inverse, d’autres apprenants ne supportent pas l’entrainement phonétique en L2; ils peuvent ressentir ce travail comme une agression, une intrusion dans leur Moi psychologique. Touche pas à mon accent pourrait être leur devise. C’est du domaine du privé, cela ne concerne pas l’enseignant.

 La pratique de la correction phonétique peut également donner lieu à un sentiment de culpabilisation:

  • chez le professeur.
    •  parce qu’il ne parvient pas à corriger efficacement la prononciation de ses ouailles;
    •  ou bien qu’il a lui-même une prononciation sujette à caution dans la langue qu’il enseigne: soit parce qu’il n’est pas natif; soit parce qu’il est natif mais ses habitudes de prononciation sont éloignées de la « norme » en vigueur (encore faudrait-il définir quelle est cette prononciation de référence).
  • chez l’apprenant.
    •  parce qu’il a conscience d’avoir un « accent » en langue étrangère, qu’il en éprouve de la gêne ou même de la honte et n’ose pas ouvrir la bouche en classe;
    •  parce que, malgré toute sa bonne volonté et le désir de bien faire, ses tentatives pour mieux prononcer se soldent par des échecs.

Une souffrance esthétique accompagne souvent cette culpabilisation. Ce que l’on a trop souvent tendance à mésestimer. Parce qu’on se focalise trop sur la dimension technique du travail phonétique. Or, un praticien de phonétique corrective, en plus d’avoir une bonne formation dans ce domaine, doit posséder naturellement des qualités sans lesquelles son action est vouée à l’échec:

  • empathie: il peut comprendre l’apprenant, se mettre à sa place, éprouver ce qu’il ressent et agir en conséquence: sans critiquer inutilement; sans dévaloriser; sans juger; sans faire preuve de démagogie;
  • congruence: l’enseignant est authentique, il croit réellement en ce qu’il fait, il est sincère dans son travail vis à vis de lui-même et des élèves. Ceux-ci ne sont pas dupes. Ils sentent immédiatement la réalité de l’engagement du professeur. Et lui accordent leur confiance ainsi que leur soutien. Car le prof peut également échouer, lui aussi…

Autrement dit, la correction phonétique n’est pas seulement une affaire de pratiques de remédiation bien maîtrisées par le prof. La qualité relationnelle joue également un rôle décisif.

Un sentiment d’impuissance.

Ce sentiment d’impuissance est fréquemment ressenti par l’apprenant, je viens d’y faire allusion. Mais il peut aussi s’emparer de l’enseignant de FLE quand il aborde la pédagogie de l’enseignement de la prononciation. Malgré tout son engagement et sa bonne volonté, le professeur peine à obtenir des résultats tangibles:

  • Les procédés de correction qu’il applique ne marchent pas; d’où une impression de gêne, de gâchis, la crainte de perdre la face devant ses élèves et le retour vers des pratiques pédagogiques plus conventionnelles, mieux balisées, et davantage gratifiantes pour tout le monde: lexique, syntaxe, etc.;
  • les exercices qu’il utilise sont livrés tels quels, sans aucun mode d’emploi les justifiant. Ils ne donnent pas de résultat miraculeux. Le bien fondé de certaines activités laisse parfois songeur. J’ai consacré un article récent à l‘exercice en phonétique corrective.
  • Les méthodes de correction phonétique peinent à se renouveler. C’est une litote. Et cela peut contribuer à renforcer cette impression d’impuissance: il ne se passe rien de neuf en phonétique corrective du FLE.

Des méthodes de correction phonétique…

…antagonistes

Actuellement, il existe en gros deux méthodes pour travailler la prononciation en langue étrangère.

 ➢ la méthode articulatoire, intemporelle, ne connaissant aucune évolution depuis des décennies, simpliste jusqu’à la caricature. Son postulat est: une connaissance explicite de la façon dont un son est réalisé permet de parvenir à le prononcer au terne d’un entrainement conscientisé des organes dits de la phonation. Elle ne repose sur aucune méthodologie, à tel point qu’il vaudrait mieux la qualifier d’Approche articulatoire.

➢ La méthode verbo tonale, ou MVT, élaborée à partir du milieu des années 50 du XXème siècle propose une batterie de procédés de correction argumentés. Ces procédés donnent généralement de bons résultats et permettent une amélioration des problèmes de prononciation rencontrés par les apprenants. La MVT est exigeante, elle requiert une formation afin de pouvoir l’utiliser au mieux (cf. la ressource pédagogique numérique). Son postulat est: les gens prononcent mal les sonorités d’une L2 parce qu’ils les entendent mal au départ en raison de leur surdité phonologique. La MVT propose donc « d’ouvrir progressivement l’oreille » de l’apprenant aux particularités sonores de l’idiome étranger.

Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, le professeur doit compter avec des pratiques de remédiation figées:

Les principes correctifs de l’approche articulatoire reposent sur l’utilisation de schémas commentés en fonction de la position de la langue, des lèvres et de la vibration ou non des cordes vocales. Ceux de la MVT sont beaucoup plus variés. Mais ils n’ont pas vraiment évolué depuis les années 60. Par contre, la MVT s’appuie sur plusieurs disciplines contributoires (psycholinguistique, psychologie cognitive, phonétique perceptive…). Ceci permet de faire évoluer les principes de base et d’améliorer la théorie ainsi que les pratiques.

Les principes de correction concernent plus précisément les sons, voyelles et consonnes. Travailler sur la prosodie est déjà beaucoup plus délicat. L’approche articulatoire n’en a que faire. Elle est exclusivement orientée vers le travail sur les sons. Tout au plus consacre-t-elle quelques rares exercices au repérage de l’accent final de groupe rythmique. Ou propose-t-elle parfois un exercice sur l’intonation qui arrive en toute fin de leçon. La méthode verbo tonale accorde la priorité au rythme et à l’intonation. Elle propose également certaines activités remédiatrices concernant ces deux paramètres prosodiques. Mais le travail d’amélioration du rythme et de l’intonation de la L2 reste toujours aujourd’hui une entreprise périlleuse et semée d’embûches. Travailler en prosodie s’inscrit dans une pratique de l’oralité, le phonéticien didacticien est conscient des enjeux mais ne dispose pas encore des outils adéquats pour y parvenir.

…complémentaires

On a souvent tendance à opposer la méthode verbo tonale et l’approche articulatoire. Cette dernière présente un certain nombre d’insuffisances et de lacunes dont le professeur de langue vivante doit tout de même être conscient. Mais dans les faits les deux approches offrent une certaine complémentarité.

Un enseignant formé à la MVT peut parfois avoir recours à des techniques provenant de l’approche articulatoire (l’inverse n’est pas vrai). Par exemple, certains étudiants asiatiques éprouvent les pires difficultés pour réaliser [ʃ] et [ʒ] qu’ils concrétisent respectivement en [s] et [z]. Le professeur peut alors faire travailler sur les non mots [uʃu] et [uʒu] qu’il propose selon 3 schémas intonatifs: montant, en plateau, descendant. Pour quelles raisons (1):

  • les 3 schèmes intonatifs ⤴︎ ➝ ⤵︎ permettent de jouer sur différents degrés de tension auxquels le son cible est proposé;
  • le son cible est précédé et suivi de [u]. Cette voyelle présente des avantages: a) dans la plupart des langues, elle n’est pas réalisée labialisée comme en français (arrondissement et projection en avant des lèvres). Mais elle s’accompagne très souvent d’une avancée des lèvres et/ou d’un arrondissement. Ce qui est aussi le cas pour [ʃ] et [ʒ] par rapport à [s] et [z] où les lèvres sont plutôt étirées, parfois neutres; b) le fait que [u] soit une postérieure incite à la produire avec un recul de la masse de la langue. Ce qui est aussi le cas pour [ʃ] et [ʒ] par rapport à [s] et [z] qui sont prononcés plus en avant;
  • dans l’interaction corrective, l’enseignant qui s’approche du son cible peut aussi choisir dans un 2ème temps de conserver un seul [u], soit précédant soit suivant le son cible. Il doit contrôler le jeu de la tension en utilisant l’intonation ainsi que le geste facilitant correspondant (je reviens ici vers des procédures de MVT).

 Certaines catégories de sons ne peuvent être corrigées en FLE qu’en appliquant des procédures de correction dépassant le cadre du verbo tonal et s’enrichissant d’apports de l’approche articulatoire. Avec toujours le même  crédo: le phonéticien didacticien doit savoir ce qu’il fait quand il applique un procédé de remédiation. C’est ce que je me suis efforcé de montrer dans le cas de voyelles françaises prononcées comme des diphtongues par certains groupes linguistiques. C’est également le sens de ma démonstration pour corriger les voyelles nasales (cf. doc. 12 dans la ressource numérique). Un enseignant de FLE maîtrisant les procédés de correction est bien entendu plus efficace que celui qui tâtonne ou fonctionne « à l’instinct ».

Phonétique et oralité, une ambition contrariée (?)

La correction phonétique dépasse les concepts même de parole et d’oral. Elle s’inscrit beaucoup plus largement dans l’oralité. Corriger la prononciation d’un apprenant, c’est

  • engager tout son être dans un processus de changement de l’ensemble des comportements familiers à l’oral dans sa L1. C’est l’amener à entendre autrement, produire autrement, se mouvoir autrement, voire s’émouvoir autrement;
  • solliciter l’ensemble de son corps -micro et macro motricité-et ce de façon ostensible;
  • l’amener à modifier ses habitudes rythmico-intonatives acquises très précocement dans sa petite enfance, avant même l’appropriation des premières voyelles et consonnes de la langue maternelle;
  • lui demander de donner de la voix, cette composante sonore qui nous appartient en propre, est un révélateur de notre personnalité, est du ressort de notre intimité.
  • l’entrainer dans un processus interactionnel particulier: l’échange durant le travail d’intégration phonétique obéit à des règles de jeu particulières que l’élève doit connaître.

Mais ce travail sur l’oralité ne se fait pas sans mal.

Il s’effectue dans un contexte à plusieurs niveaux, dont les paramètres multiples ne sont pas simples à considérer, à maîtriser, à gérer:

  • la situation de communication originale que constitue l’interaction enseignant / apprenant / groupe durant la séance de correction phonétique;
  • l’extraverbal, autrement dit les comportements non verbaux qui revêtent une importance de premier plan;
  • le paraverbal -rythme et intonation-;
  • l’unité de correction considérée.

L’unité de correction phonétique retenue par le praticien échappe au principe même d’oralité. Elle est composée d’un nombre réduit d’éléments. Il s’agit de focaliser l’attention de l’apprenant sur un point précis de la chaine sonore. Cette unité doit se situer dans les limites de gestion de la mémoire de travail (cf. ici le point 2.1.). L’approche articulatoire travaille par tradition avec des sons isolés ou dans des syllabes diverses proposées en vrac. Elle propose aussi de travailler à partir de listes de mots isolés contenant le son cible ainsi que de phrases décontextualisées. La méthode verbo tonale travaille en se souciant du contexte. Mais dans la réalité, pendant l’application des divers procédés de remédiation, elle propose à l’apprenant de courtes séquences sonores -4 syllabes au maximum idéalement-.

 L’élève se livre alors à une tâche singulière. Dans la vraie vie, ce qui importe dans les échanges discursifs c’est le sens. Et l’élève cherche toujours à comprendre et produire du sens. Il ne prête pas attention aux sons qui ne sont que le simple support physique de la parole. Or, durant l’échange correctif en phonétique, c’est l’inverse qui est demandé. L’élève sait que le sens importe peu, que même il est déconnecté; il sait qu’il doit se concentrer sur les sonorités. Ce qu’il ne fait pas normalement.

L’unité de correction phonétique ne correspond pas forcément à un mot ou un groupe rythmique. Ce peut être un groupe rythmique tronqué, un non mot. Le sens importe peu. Ce qui compte, c’est de trouver une optimale corrective destinée à aider l’apprenant à percevoir la spécificité de la sonorité cible. Naturellement, quand le professeur se prépare à clore l’interaction remédiatrice, il propose toujours en dernier un énoncé de sens plein. Il ne reste jamais sur un échange qui se conclurait par une « suite non sens » qui risquerait de passer dans la mémoire permanente de l’élève.

Qu’en est-il d’une phonétique corrective orientée vers la production d’un discours? En théorie, c’est vers cela qu’il faut tendre. L’apprenant conquiert son autonomie de haute lutte, entre dans l’habitus sonore de la L2 et produit des énoncés en s’étant débarrassé du carcan correctif. Dans la réalité, nous sommes très loin de cet Éden phonétique. Pour une raison simple. La didactique des langues n’a pas encore les connaissances et les outils permettant de donner à l’apprenant les clés de l’autonomie discursive à l’oral en L2.

Dans l’arène pédagogique, un bon moyen pour aider les apprenants réside dans les activités d’atelier théâtre. Un prof de phonétique corrective peut y avoir recours. Il est préférable qu’il ait lui-même pratiqué l’atelier théâtre, il sait au moins ce que ses élèves vont éprouver. Ces activités offrent une palette très riche d’exercices divers avec souvent des variantes, permettant de

  • travailler sa respiration
  • travailler la voix
  • jouer avec les sons, les rythmes et les intonations
  • mettre en avant les moyens de communication non verbaux
  • apprendre à connaître son corps
  • favoriser l’improvisation, qui est une caractéristique de l’oral
  • habituer à l’imprécision qui constitue également l’un des charmes de l’oral
  • prendre des risques et les assumer
  • passer sans transition d’un sujet à l’autre, marque de la spontanéité à l’oral

Ces activités donnent à l’élève un formidable espace de liberté par rapport à l’habituel travail ultra-contrôlé de correction phonétique. C’est tout son être qui est mobilisé dans les activités d’atelier théâtre. L’apprenant peut découvrir des potentialités qu’il ne soupçonnait pas en lui. Il peut prendre conscience que la découverte de l’oralité en L2 s’accompagne également, outre l’investissement linguistique, d’un  investissement corporel. Et la libération du corps est souvent un prélude à la libération de la parole.

Alors , que faire?

Continuer. La correction phonétique ne marche pas toujours, elle est exigeante et éprouvante, certains outils lui font encore défaut aujourd’hui, MAIS

  • elle donne parfois de bons résultats. Certains apprenants améliorent leur prononciation de façon spectaculaire ou plus modeste;
  • elle procure un mieux-être chez des élèves, les rassure, leur donne de l’assurance, les déverrouille à l’oral en L2;
  • elle satisfait à un critère d’exigence tant pour le prof que pour l’élève: plutôt que de baisser immédiatement les bras ou feindre l’indifférence, il faut relever le défi consistant à vouloir améliorer sa prononciation en L2 (2);
  • elle crée une connivence de groupe. Ce point est très important pour l’enseignant. Parfois, l’apprenant est corrigé par un pair alors que le prof n’y parvient pas!

Et cette complicité perdure. C’est aussi l’un des très beaux moments de la phonétique corrective.

canard
Petit canard broyant du noir dans son [kwɛ̃]
Source image: Pixabay

 (1) J’insiste encore et toujours: le professeur doit savoir ce qu’il fait, pourquoi il utilise tel ou tel procédé. Il n’y a rien de magique dans la correction phonétique quand elle réussit. Simplement, l’enseignant connaît son domaine et intervient consciemment et à bon escient.

(2) Ce qui pose à nouveau le problème de la formation des enseignants à la phonétique corrective en L2… Là, c’est un serpent de mer, pas un vilain petit canard…

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