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Erreur de grammaire ou faille prosodique ? Quand le rythme masque la faute à l’oral

J’ai le grand plaisir d’accueillir une contribution d’Aliona Gradoboeva qui traite de l’étiologie des erreurs prosodiques. Sujet rarement abordé en dehors de rares études contrastives. Dans les pratiques de classe, certaines erreurs sont imputables à des interférences entre langue 1 et langue 2 et l’enseignant corrige sans forcément se préoccuper de leur véritable origine, se contentant d’incriminer le crible phonologique de l’apprenant.

Et si vos fautes de grammaire les plus tenaces n'étaient pas des fautes de grammaire ?

C’est ce que démontre brillamment A. Gradoboeva dans un diaporama vidéo présenté lors d’une manifestation scientifique. Je vous invite à; visionner ce document, vous serez à même d’apprécier la finesse de l’argumentation. Vous pouvez si vous le souhaitez, avoir accès à une présentation scripturale de ce contenu sous la vidéo.

Introduction : L’erreur qui ne voulait pas disparaître

Vous connaissez la règle par cœur. Vous l’avez écrite correctement des dizaines de fois dans vos exercices. Pourtant, dès que vous parlez spontanément, l’erreur revient, encore et toujours. Cette frustration est l’une des plus communes chez les apprenants en langues. On a l’impression de buter contre un mur invisible, une mauvaise habitude impossible à déloger. Et ce phénomène transcende les langues maternelles : ces mêmes erreurs sont observées chez des apprenants sinophones, hispanophones ou russophones, suggérant une cause plus profonde que la simple interférence.

Et si la cause de ce « mur » n’était pas grammaticale ? Si le problème n’était pas dans la règle de grammaire elle-même, mais dans quelque chose de plus musical, de plus profondément enfoui : le rythme de la langue ? C’est l’hypothèse que propose Alena Gradoboeva, spécialiste en phonétique corrective. Selon elle, beaucoup de nos fautes « grammaticales » les plus tenaces sont en réalité le symptôme d’une faille « prosodique ».

Idée n°1 : Vos erreurs sont peut-être « prosodiques »

La prosodie, c’est la musique d’une langue : son rythme, son accentuation et sa mélodie. C’est l’ensemble de ces éléments qui structure le flux de la parole. Selon Alena Gradoboeva, une prosodie mal maîtrisée peut générer des erreurs qui ressemblent à des fautes de grammaire.

Prenons l’exemple concret d’un apprenant qui dit : "je voudrais vous parle" au lieu de "je voudrais vous parler". Son erreur n’est probablement pas due à une méconnaissance de l’infinitif. Il s’agit plutôt d’une « optimisation rythmique » inconsciente. L’apprenant, en supprimant la dernière syllabe, cherche à obtenir un rythme binaire (deux temps) plus courant et plus stable dans des phrases françaises similaires, comme "je veux partir" ou "je vais manger". Il sacrifie la grammaire sur l’autel du rythme.

Idée n°2 : Écrire et parler, deux circuits cérébraux distincts

Le paradoxe est frappant : les apprenants qui font ces erreurs à l’oral écrivent très souvent la phrase correctement. Comment l’expliquer ? Le neurolinguiste Michel Paradis nous éclaire : notre cerveau utilise deux systèmes de mémoire distincts pour le langage:

  • La mémoire déclarative stocke les connaissances explicites, comme les règles de grammaire que l’on apprend dans les livres. C’est elle que nous mobilisons pour écrire, quand nous avons le temps de réfléchir et de nous corriger.
  • La mémoire procédurale gère les automatismes, les compétences acquises par la pratique répétée. C’est elle qui gouverne la parole spontanée, rapide et intuitive.

Cette idée est renforcée par des théories comme celle de la « mémoire riche » de Robert Port, qui suggère que notre parole ne s’appuie pas sur des règles abstraites, mais sur la mémorisation de « traces épisodiques » complètes, riches en informations rythmiques et sensorielles. Une erreur orale qui disparaît à l’écrit ne révèle donc pas un manque de connaissance, mais un « manque de consolidation procédurale ». Autrement dit, la règle est bien dans votre tête, mais le bon rythme, la bonne « musique » de la phrase, n’est pas encore devenu un automatisme pour votre bouc

Idée n°3 : L’ajout d’un mot parasite, une quête d’équilibre complexe

Considérons une autre erreur fréquente : "je préfère de prendre le bus". Ici, l’apprenant n’ajoute pas le mot "de" parce qu’il pense qu’une préposition est nécessaire. Il l’ajoute pour stabiliser le rythme de sa phrase. La version correcte "je préfère / prendre / le bus" peut sembler rythmiquement asymétrique (3 syllabes / 1 syllabe / 2 syllabes). En ajoutant "de", l’apprenant crée une structure qui lui semble plus équilibrée : "je préfère / de prendre / le bus" (3 syllabes / 2 syllabes / 2 syllabes).

Mais l’analyse d’Alena Gradoboeva va plus loin et révèle un faisceau d’hypothèses complémentaires qui expliquent cette stratégie inconsciente :

  • Briser un groupe consonantique difficile : L’ajout du « de » facilite l’articulation en séparant les sons [R] et [P] dans la séquence "préfè**re pr**endre", qui est articulatoirement exigeante.
  • L’absence du « e » muet (schwa) : Si l’apprenant prononçait le mot "prendre" comme "prende-re", cela ajouterait naturellement une syllabe et équilibrerait le rythme (3/2/2), rendant l’ajout du « de » inutile.
  • Une pause de planification : Le mot "de" peut aussi agir comme une « pause remplie », un instant que s’accorde le cerveau de l’apprenant pour planifier la suite de la phrase sans rompre le flux de la parole.

L’erreur n’est donc pas une simple faute de préposition, mais une reconstruction prosodique complexe et multifactorielle.

Idée n°4 : Quand l’accentuation vous rend « sourd » à une terminaison

Et que dire de l’erreur d’accord, comme dans "cela la rend heureux" au lieu de "heureuse" ? Une fois de plus, la cause n’est probablement pas une ignorance de l’accord au féminin. Le mécanisme est prosodique.

En français, l’accent d’insistance tombe souvent sur la première syllabe du mot (**heu**-reux). Cet accent attire si fortement l’attention perceptive que la syllabe finale (-se), prononcée de manière plus relâchée et moins saillante, se retrouve « hors du champ de saillance perceptive ». En d’autres termes, l’énergie mise sur le début du mot se fait au détriment de la fin, la rendant perceptivement moins importante pour l’apprenant, qui finit par l’omettre. L’erreur d’accord est la conséquence d’une « surdité » rythmique momentanée.

La solution : Corriger la grammaire par la musique de la phrase

Si la racine du problème est rythmique, pourquoi les corrections grammaticales classiques (« mémorisez la règle ! », « ne faites plus cette erreur ! ») échouent-elles si souvent ? Parce qu’elles s’adressent à la mémoire déclarative (les règles), alors que le problème se situe dans la mémoire procédurale (les automatismes).

Pour obtenir des résultats durables, il faut donc s’attaquer à la racine du problème en travaillant la musique de la phrase. C’est le principe de la méthode verbotonale utilisée par Alena Gradoboeva. L’objectif est de « nourrir la mémoire rythmique » de l’apprenant pour ancrer le bon schéma dans ses automatismes. Les techniques incluent :

  • Répéter le schéma rythmique de la phrase avec des syllabes neutres (Da dada da dadada) pour isoler le tempo du sens des mots.
  • Utiliser le « Mumming Sound » (fredonner la mélodie) pour internaliser la mélodie de la phrase.
  • Marquer le tempo avec des battements de main pour incarner physiquement la cadence.
  • Utiliser un geste allongeant pour marquer et ressentir la durée d’une syllabe finale, comme dans "heureu-se".

Cette approche vise à faire de la structure prosodique correcte un réflexe. Une fois que la bonne musique est intégrée, la bonne grammaire suit naturellement et durablement.

7. Conclusion : Écoutez la musique de vos erreurs

Ainsi, la thèse centrale d’Alena Gradoboeva est que « les erreurs dites grammaticales masquent souvent les failles prosodiques ». Cette perspective s’aligne sur les travaux de linguistes comme Philippe Martin, pour qui, à l’oral, « l’intonation précède la syntaxe ». Une prosodie instable peut ainsi générer des constructions grammaticalement incorrectes, même si l’on connaît parfaitement la règle.

La prochaine fois que vous buterez sur une erreur tenace, au lieu de vous blâmer, essayez de l’écouter différemment. Demandez-vous : est-ce vraiment une règle que j’ignore, ou est-ce une mélodie que mon oreille n’a pas encore tout à fait attrapée ? La réponse pourrait bien changer votre façon d’apprendre.

Photo courtesy of Gratisography

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