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l’acquisition du langage par l’enfant – vidéo

Comment s’effectue l’acquisition du langage par n’importe quel être humain? C’est ce que vous explique le professeur Jean-Luc Nespoulous, psycholinguiste, dans une vidéo dont le texte est retranscrit dans cet article.

Considérations générales

Même si le langage vient aux enfants du fait de prédispositions biologiques caractéristiques de l’espèce humaine, ceux-ci se doivent d’apprendre la langue de leur environnement et cet apprentissage va prendre plusieurs années et il ne sera même, en fait, jamais terminé, particulièrement au niveau lexical. Qui, en effet, peut prétendre maîtriser la totalité du lexique de sa langue, sans parler du potentiel sémantique illimité que celui-ci peut permettre d’engendrer… !!!


 Un tel apprentissage progressif ne va cependant pas s’effectuer n’importe comment ! L’enfant, on serait tenté de dire « instinctivement », va commencer son apprentissage par l’intégration des structures linguistiques les plus simples, à quelque niveau linguistique que ce soit : phonétique, phonologique, morphologique, syntaxique….

Toujours en vertu de cette « loi du moindre effort », il va également simplifier « stratégiquement », pour tenter de les reproduire, les structures les plus complexes qu’il perçoit dans son environnement familial. Dans le recours à de telles stratégies palliatives, il sera souvent aidé en cela par cet environnement, lequel s’efforce de simplifier – parfois en « bêtifiant » un peu – les énoncés « adultes » de la vie quotidienne, le tout dans le but d’optimiser les échanges verbaux avec ces « apprentis –locuteurs ».
Cette hypothèse, fort robuste au demeurant, a été particulièrement bien soulevée par Roman Jakobson dans le contexte d’une réflexion d’ordre plus général qui peut être résumée ainsi :
✔︎    L’évolution diachronique des langues tend à réduire la complexité structurale d’états antérieurs, plus complexes, de ces dernières,
✔︎    Le développement du langage chez l’enfant, dans sa chronologie, tend à accroître progressivement la complexité de structures initiales plus simples,
✔︎   L’aphasique, consécutivement à la survenue de lésions cérébrales, en sens inverse à celui de l’ordre d’acquisition des structures, tend à « malmener », prioritairement, les structures les plus complexes, laissant indemnes les structures les plus simples.


En termes plus concrets, on n’a jamais vu un enfant maîtriser les structures syllabiques complexes (avec groupes consonantiques) de sa langue maternelle avant de maîtriser les structures plus simples, du type CVCVCV.


Pareillement, au plan de la morphologie verbale du français (par exemple), on n’a jamais observé d’enfant qui en vienne à maîtriser les marques du futur avant celles du présent.
Au plan syntaxique, aucun enfant ne maîtrise les structures « passives » avant les structures « actives ».

En bref, et toujours selon l’hypothèse forte de Roman Jakobson, il existe, dans toutes les langues du monde, des hiérarchies de complexité  – à tous les niveaux de leur architecture structurale (phonétique, phonologique, morphologique, syntaxique …) – et ces hiérarchies de complexité imposent des contraintes que le cerveau/esprit humain se doit de respecter., et ce aussi bien

(i) chez l’enfant en situation d’apprentissage de sa langue maternelle,

(ii) chez l’apprenant de langue seconde,

(iii) chez l’aphasique …

de même que dans l’évolution « naturelle » d’une langue dans le temps.

Propos illustratif

Nous limiterons notre propos illustratif, dans ce qui suit, à la sphère phonético-phonologique en nous appuyant sur une théorie phonologique qui postule l’existence de telles hiérarchies de complexité tant au niveau segmental qu’au niveau syllabique : la « théorie de la marque », mise en avant par Troubetzkoy dans ses « Principes de Phonologie » (1939).
Selon cette théorie, les segments ou phonèmes d’une langue ne se situent pas tous sur un pied d’égalité, et ce n’en déplaise aux non-spécialistes pour lesquels un son est un son, un phonème est un phonème.
Son argumentaire initial repose sur deux types d’observations, tirées toutes deux de l’observation des propriétés « internes » des langues du monde, au plan segmental tout d’abord :
✔︎  les phénomènes de « neutralisation » qui montrent que certaines oppositions phonologiques (/b/ vs. /p/ ou /d/ vs. /t/, par exemple), distinctives dans certains contextes, ne le sont plus dans certains autres : l’opposition /d/ vs. /t/ est neutralisée en /t/ en finale de mot en allemand… aucune neutralisation en sens inverse n’étant observée (de /t/ qui serait réalisée en /d/) !
✔︎   le fait que, dans les langues du monde, l’existence de consonnes non-voisées (/p/, /t/,/k/, /f/, /s/ …) n’impliquent pas l’existence concomitante des consonnes voisées équivalentes : /b/, /d/, /g/, /v/… En revanche, les langues qui ont une série de consonnes voisées du type de celles que nous venons d’énumérer possèdent toutes leurs contreparties non-voisées.

Ainsi, grâce à ces deux arguments, se trouve authentifiée l’existence d’une certaine hiérarchisation entre consonnes non-voisées et consonnes voisées, les premières apparaissant comme « non-marquées » — donc plus « simples » — que les secondes.


Dans le domaine de l’acquisition du langage par l’enfant, ceci implique que les consonnes non-voisées seront acquises avant les consonnes voisées. Dans celui de l’aphasie, la même tendance, en sens inverse (hypothèse de régression, selon Jakobson), les consonnes voisées devraient être remplacées par leurs équivalents non-voisées, plus simples au plan structural et physiologique (cf. la thèse de Sheila Blumstein, 1973).
La littérature spécialisée, en la matière, valide aisément une telle hypothèse. Chez l’enfant, il n’est, pour s’en convaincre, qu’à voir la prépondérance des consonnes non-voisées dans les premiers « mots » du langage enfantin : /papa/, /pipi/, /tata/, toto/, /kaka/……

Ces quelques exemples témoignent également de la même tendance, simplificatrice, de l’enfant à privilégier les structures syllabiques les moins marquées, de type CVCVCV.
Confronté à des mots présentant des groupes consonantiques, l’enfant, sans aucun apprentissage explicite, brise ces derniers en recourant soit à des épenthèses (= insertion d’une voyelle entre les deux consonnes) soit, plus fréquemment, à des syncopes (= suppression d’une des consonnes … et pas n’importe laquelle !). Ainsi, un mot comme « tracteur » deviendra /taraktoer/ ou/taktoer/ mais jamais /raktoer/.
Les apprenants du français langue étrangère d’origine japonaise, n’ayant pas de groupes consonantiques dans leur langue, agiront de la même manière, mais en privilégiant les épenthèses !
Les aphasiques, quant à eux, selon nos observations, recourront préférentiellement à l’une OU à l’autre des deux « stratégies de réparation », voire alternativement aux deux stratégies, y compris sur le même item lexical (l’exemple que nous venons de citer est un exemple réel !).


L’approche phonologique qui rend le mieux compte de l’interaction entre « contraintes structurales » et « stratégies de réparation » dans la réalisation de séquences de segments et de structures syllabiques complexes est la Théorie des Contraintes et des Stratégies de Réparation (TCSR) proposée, dès 1988, par Carole Paradis (Université Laval, Québec).
Dans une telle optique, tout locuteur – enfant en pleine période d’acquisition de sa langue maternelle, apprenant de langue seconde, enfant dysphasique, adulte aphasique…bref, tout sujet parlant confronté à une difficulté, passagère ou durable – dispose de stratégies palliatives non-explicites (donc inconscientes) qui lui permettent de se simplifier la tâche tout en tentant de sauvegarder l’intercompréhension avec autrui.


Pour revenir, juste un instant, sur le cas des apprenants de langue seconde, lesquels ont déjà intégré le système phonologique de leur langue maternelle (cf. la référence que nous venons de faire aux japonophones apprenant le français), il convient de souligner la prégnance, chez eux, du « crible phonologique » de leur langue maternelle (« crible phonologique » dont le même Troubetzkoy est l’ « inventeur » !), lequel crible conditionne clairement certains types d’ « erreurs » dans leurs premières productions  en L2. Il est, également à ce même titre, important de souligner que la Théorie des Contraintes et des stratégies de réparation de Carole Paradis a été initialement échafaudée par cette dernière sur la base de l’étude des « mots d’emprunt » ! Pour garder le même exemple du japonais, tous les mots français qui ont été empruntés par la langue japonaise, brisent systématiquement tous les groupes consonantiques du français en recourant à des épenthèses vocaliques. Une certaine « inertie procédurale » simplificatrice fait ainsi que mon nom (« Nespoulous »), produit par des japonais, devient très souvent /nesupulusu/ !

Chacun l’aura compris, à travers ces quelques exemples, on retrouve les mêmes tendances – à la simplification de segments et/ou de séquences complexes – chez différents types de locuteurs (de même que dans la diachronie de telle ou telle langue). L’hypothèse forte de Roman Jakobson semble donc validée, et ce au plan universel. Dès lors les « « erreurs » et les divers dysfonctionnements langagiers se trouvent conditionné(e)s par les propriétés structurales des langues et non par quelqu’autre paramètre extérieur à la structure interne de celles-ci ! C’est bien là la thèse qu’il défend, dès 1941, dans un article devenu célèbre : « Child language, Aphasia and phonological universals », dont l’ouvrage en français « Langage enfantin et Aphasie », publié en 1969 n’est finalement qu’une reprise.

Pour revenir plus précisément au  langage enfantin, et toujours et encore au plan phonético-phonologique, d’autres phénomènes sont à prendre en considération si l’on souhaite – comme cela semble s’imposer – avancer ou conforter l’hypothèse « chronologique » du passage progressif, chez l’enfant en cours de développement, de la maîtrise de phonèmes/sons « simples » à celle de phonèmes/sons de plus en plus « complexes ». Nous accolons les mots « phonèmes » et « sons » pour soulever ici la question d’une éventuelle corrélation (incontournable ?) entre (i) complexité structurale intrinsèque des phonèmes, « entités abstraites » en termes Saussuriens » et (ii) complexité phonétique et, pour finir, motrice.

Nous n’en mentionnerons que quelques-uns, faute de temps :
✔︎   s’agissant du mode d’articulation, les consonnes occlusives sont considérées « non-marquées » (Jakobson, 1941). Il n’est donc pas étonnant (i) de les voir apparaître, chez l’enfant, bien avant les constrictives et les affriquées et (ii) de voir que, dans un premier temps, bon nombre de constrictives sont remplacées par des occlusives : « Cheval », en français, étant très souvent réalisé /toeval/ ;
✔︎    S’agissant à présent du lieu d’articulation, le paramètre qui possède le plus grand nombre de degrés de liberté dans les langues du monde (le « mode » est , au maximum, ternaire ; le voisement est binaire, ainsi que la nasalité !) plusieurs tendances ont été mises en évidence :    
   l’harmonie consonantique, qui vient minimiser la « gymnastique articulatoire » du locuteur. Confronté à des consonnes fort différentes dans la représentation phonologique de certains mots (ou syntagmes), l’enfant aurait tendance à privilégier une certaine « homorganie » minimisant la flexibilité phonétique nécessaire à la réalisation adéquate (experte) de ces mots. Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’importance de tels phénomènes dans l’évolution diachronique des langues !!!
    une certaine préséance des « labiales » et des « coronales » par rapport aux « dorsales », les « coronales » ayant leur lieu d’articulation dans la zone dentale/alvéolaire/post-alvéolaire.  Il reste à déterminer le rôle qu’est susceptible de jouer ici (i) un feedback proprioceptif « par contact » plus important que pour les consonnes vélaires et (ii) une prise d’informations visuelles de la motricité phonogène de la parole (feedback visuel). Dans les deux cas, les consonnes postérieures se trouvent ainsi désavantagées… De ce fait, les substitutions entre consonnes postérieures et antérieures trouveraient là une explication plausible. Dans nos travaux sur les substitutions phonético-phonémiques dans l’aphasie, nous avons clairement mis en évidence le fait que lorsqu’une consonne non-voisée était « maltraitée », un /k/ par exemple, elle était remplacée par un /t/. Cette tendance à l’ antériorisation consonantique, que les orthophonistes de première génération appelait « dentalisation » mérite, encore aujourd’hui, d’être approfondie.

Pour finir, il ne fait aucun doute, selon nous, que la chronologie d’acquisition de la maîtrise d’un système phonético-phonologique ne peut que traduire, chez l’enfant, la progression de processus cognitivo-moteurs simples vers des processus progressivement plus complexes, tel que l’avait prédit Jakobson.
De plus, la confrontation entre les données développementales et les données recueillies dans d’autres domaines, comme (i) la pathologie « acquise » du langage chez l’adulte   (aphasie) ou (ii) l’acquisition d’une L2 ne peut être que féconde pour une meilleure appréhension de l’acquisition du langage par l’enfant.

Note : La totalité des éléments utilisés dans ce document émanent de diverses publications/communications de leur auteur.
Dans le cas particulier, l’auteur s’est tout particulièrement appuyé sur la thèse, soutenue, en octobre 2016, devant l’Université de Nantes, de Typhanie Prince.
Il s’agit là du travail scientifique le plus abouti et le plus récent, en langue française, sur le thème : « Représentations syllabiques et segmentales dans l’acquisition du langage et dans l’aphasie ».

Précision concernant cette vidéo

Cette vidéo a été enregistrée à l’Université Toulouse Jean-Jaurès lors de la réalisation du Mooc Sons Communication et Parole. Seuls des extraits ont été publiés dans le Mooc en raison des contraintes liées au format « cours scénarisé » de ce genre de production. Vous bénéficiez ainsi de l’intégralité du propos de J.-L. Nespoulous. Trois autres vidéos seront publiées sur les thèmes qu’il a abordés dans cette ressource numérique.

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