Disciple fidèle de Ferdinand de Saussure, Charles Bally n’en fut pas moins l’un de ses plus audacieux héritiers. Là où la linguistique classique s’attachait au système de la langue, Bally fit le pari de la parole vivante : celle des locuteurs, de leurs émotions, de leurs nuances et de leur sensibilité. En fondant une véritable “science de l’expression”, il a replacé l’humain au cœur du langage, montrant que parler n’est jamais un simple acte de communication, mais une manière d’éprouver et de partager le monde. Sa stylistique, à la croisée de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie, annonce déjà les grandes approches du XXe siècle : la pragmatique, l’analyse du discours et la linguistique de l’énonciation. Redonner voix à la parole, tel fut son projet — et son héritage demeure, discret mais fondamental, dans notre manière de penser le langage aujourd’hui.
Précision pour notre chapelle: P. Guberina a été très fortement influencé par Bally comme en témoigne sa thèse de 1939 dans laquelle il définit les valeurs de la langue parlée qu’il inclut dans ses recherches sur la MVT dès le tout début des années 50. Il fait découvrir l’œuvre de Bally à Rivenc. Les deux hommes y puiseront des éléments qui se retrouveront dans les méthodes du courant SGAV qu’ils co-fonderont.
de la stylistique littéraire à la stylistique linguistique
Lorsqu’on entend le mot « stylistique », on pense presque immédiatement à l’étude du style des grands écrivains, à l’analyse des figures de style chez Victor Hugo ou Marcel Proust. Pour Charles Bally, cette vision est un malentendu complet, presque un contresens. Sa stylistique s’intéresse à l’exact opposé : la langue ordinaire et spontanée, celle que vous et moi parlons tous les jours.
Son objectif n’était pas de disséquer la littérature, mais d’étudier les « caractères expressifs du langage ». Autrement dit, il cherchait à comprendre comment nous utilisons l’intonation, le choix d’un mot plutôt qu’un autre, ou le rythme d’une phrase pour marquer notre ressenti : la joie, l’ironie, l’indignation ou la tendresse.
Il avait même envisagé un autre nom, bien plus révélateur : la biolinguistique, ou l’étude de la langue en tant qu’organisme vivant. Le véritable objet d’étude de Bally n’était donc pas la froideur de la page imprimée, mais la « chaleur humaine » et la subjectivité qui imprègnent chacun de nos échanges, des plus banals aux plus intenses.
La langue parlée: le lieu vivant du sens
Contrairement à la plupart des linguistes de son temps, Bally refuse de réduire la langue à un ensemble de signes figés. Pour lui, la langue et la parole ne sont pas séparées par un « fossé infranchissable ». Il décrit la parole avec une métaphore puissante : elle « livre des assauts ininterrompus à la forte citadelle où se cantonnent le vocabulaire usuel et la grammaire logique ». La langue vit dans la parole : c’est à travers l’usage concret que se révèlent les nuances expressives, les valeurs affectives, les intentions.
Là où Saussure séparait strictement langue (système) et parole (usage), Bally veut penser leur interaction dynamique. La parole n’est pas un simple dérivé : c’est le lieu où la langue prend sens pour un sujet.
Ainsi, étudier la langue parlée, c’est étudier :
- la subjectivité linguistique : comment le locuteur investit la langue de ses émotions, jugements, valeurs ;
- la relation intersubjective : parler, c’est toujours parler à quelqu’un ;
- la dimension sociale du langage : les usages, les normes, les affects sont façonnés par le milieu.
Dans cette perspective, Bally anticipe de nombreuses intuitions de la pragmatique et de l’analyse du discours : l’expression linguistique n’est jamais neutre, elle est toujours prise dans une situation d’énonciation.
Bally opère une distinction fondamentale entre les « éléments intellectuels » et les « éléments affectifs » du langage. Sa conclusion est sans appel : dans la communication quotidienne, la sensibilité l’emporte presque toujours sur l’intelligence. Il va jusqu’à affirmer que l’expression purement intellectuelle, dépouillée de toute émotion, est une « quasi impossibilité ». Nous ne sommes pas des machines logiques échangeant des informations pures ; nous sommes des êtres qui ressentent, et notre langage en est le reflet constant. Bally lui-même admettait qu’il s’agissait d’une simplification méthodologique, car en réalité, les deux sont inextricablement liés.
Ceci renverse 2000 ans de pensée occidentale qui a toujours placé la logique sur un piédestal.
Chez la plupart des hommes la sensibilité, si l’on prend ce mot dans son sens le plus large, prime l’intelligence; le langage ne peut pas être avant tout une opération intellectuelle.
Cette perspective suggère que l’émotion n’est pas un « bruit » qui perturbe une communication logique, mais qu’elle est au cœur même du processus. Puisque l’émotion et l’intention sont les véritables moteurs du langage, il devint évident pour Bally qu’un mot unique et isolé — dépouillé de son contexte et de son sentiment — était une abstraction dénuée de sens. Cela l’a conduit à l’une de ses affirmations les plus radicales.
Le mot est une "fiction": seul le contexte donne vie à l'expression
Pour la stylistique de Bally, l’idée que le mot est l’unité de base du langage est une « sorte de fiction ». C’est un changement conceptuel profond. Cela signifie que le dictionnaire, notre supposé bastion du sens, est un livre de fantômes. Pour Bally, un mot ne prend vie que lorsqu’il entre en collision avec d’autres mots dans l’accélérateur de particules d’une conversation réelle. La véritable unité d’analyse est ce qu’il nomme le « fait d’expression » : la manière dont un groupe de mots, dans une situation précise, s’organise pour rendre les « formes diverses de la pensée ».
Le sens n’est pas dans le mot, mais dans la danse dynamique entre les mots, le locuteur et la situation.
Le grand principe qui nous a guidés dans l’étude des mots : c’est le contexte et la situation qui révèlent leur vie et leur mouvement; c’est par eux que la propriété des termes devient peu à peu une habitude.
Cette vision du sens comme un phénomène émergent et dépendant du contexte est incroyablement moderne. C’est en considérant ce « fait d’expression » non comme une brique de lego statique, mais comme une entité dynamique et probabiliste, que la pensée de Bally entre en résonance avec les plus grandes révolutions scientifiques de son temps.
Le sujet parlant au cœur de la langue
Bally forge une notion qui bouleverse la linguistique de son temps : celle du sujet parlant.
Ce sujet n’est pas un simple individu abstrait ; c’est un locuteur concret, affecté, inscrit dans un contexte social. La langue n’est pas seulement un code qu’il manipule, mais une matière expressive qui reflète sa vie intérieure et sa relation aux autres.
C’est ici que se loge la grande innovation de Bally :
il propose une linguistique de l’expression avant l’heure, où la subjectivité, l’émotion et l’interaction deviennent des données linguistiques à part entière.
On y trouve en germe :
- la théorie de l’énonciation (Benveniste) ;
- la sociolinguistique (Labov) ;
- et même la linguistique des émotions (Kerbrat-Orecchioni, Plantin).
Bally ouvre la voie à une linguistique où l’on observe non pas ce que la langue est, mais ce qu’elle fait dans la bouche de ceux qui la parlent.
Les formes de l’expression : naturel et évocatif
Dans sa Stylistique française, Bally distingue deux grands types d’effets expressifs :
- Les effets naturels, qui traduisent directement l’état affectif du locuteur (exclamation, intonation, rythme, lexique familier…).
- Les effets d’évocation, qui reposent sur des associations, des résonances culturelles, des images.
Ces catégories montrent que Bally s’intéresse à la valeur affective des formes, pas seulement à leur structure grammaticale.
Le signe linguistique, chez lui, n’est plus neutre : il est chargé d’émotion, d’intention, d’histoire sociale.
Cette orientation annonce la linguistique de la connotation, du discours, et même les approches sémiotiques contemporaines.
Une conception novatrice - et toujours actuelle
L’originalité de Bally tient dans trois gestes intellectuels majeurs :
Réhabiliter la langue parlée
À une époque dominée par l’écrit, Bally reconnaît la valeur linguistique de la parole spontanée, de l’expression quotidienne, des tours familiers. Selon lui, c’est par la parole que la langue se transforme, grâce à l’expression affective, aux innovations et aux usages particuliers qui finissent parfois par s’infiltrer dans la langue officielle (c’est ce qu’il appelle « la langue parlée »)
Bally ouvre la voie à l’étude des corpus oraux et de la variation expressive.
Introduire la subjectivité en linguistique
Il met fin à l’illusion d’une langue purement objective : toute parole est prise dans l’affect, l’intention et le social. C’est un tournant humaniste avant l’heure.
Relier linguistique et vie sociale
Pour Bally, le langage est un fait social vivant : il n’existe que dans la communication, dans la relation entre individus. Il annonce ainsi la sociolinguistique et l’analyse interactionnelle.
« On ne peut guère parler sans parler à quelqu’un ou penser à quelqu’un. »
Charles Bally
L'héritage d'une pensée : ouverture interdisciplinaire et intuitions prémonitoires
L’héritage de Bally est donc immense. Ses « intuitions » et ses « ébauches de théories souvent géniales », bien qu’enveloppées dans une terminologie parfois fluctuante, ont irrigué la pensée linguistique ultérieure. Des linguistes de premier plan comme Émile Benveniste, avec sa théorie de l’énonciation, ou Oswald Ducrot, avec ses travaux sur l’argumentation dans la langue, ont repris et développé des concepts esquissés par Bally. Son programme de recherche a directement annoncé la linguistique énonciative, l’analyse du discours et l’analyse conversationnelle, autant de disciplines qui placent l’activité langagière et le sujet parlant au cœur de leurs préoccupations. Par son projet audacieux, Bally a donc contribué de manière décisive à transformer la linguistique, la faisant passer du statut de science du système à celui de science du discours.
Conclusion: la postérité d’une vision
article rédigé avec l’aide d’une IA
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