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La progression phonétique

La progression phonétique est délicate à gérer pour l’apprenant comme pour l’enseignant. Si elle est effective, elle s’achoppe à des difficultés décourageantes: elle est laborieuse, passe par des moments démoralisants de stagnation, souvent de régression, alternant avec des progrès parfois difficiles à apprécier précisément. La progression suppose une évaluation. Celle-ci est éminemment subjective. Cet article traite de la façon dont l’amélioration de la compétence phonétique s’installe chez l’apprenant et de quels outils dispose le professeur pour se montrer le plus efficace possible dans ses pratiques.

Les types d’erreur.

Pour rappel, quatre grands types d’erreurs phonétiques sont susceptibles de se produire:

✓ mauvaise perception et mauvaise production. C’est le cas le plus fréquent avec les (faux) débutants ou même des gens possédant bien la L2. Ils sont incapables d’en apprécier correctement les sonorités car leur surdité phonologique est intacte;

✓ bonne perception et bonne production. Elle se produit quand l’apprenant a intégré toutes les unités de la L2 dans son crible phonologique et est capable de les restituer convenablement. De façon générale, beaucoup d’élèves réalisent des progrès plus ou moins sensibles mais atteindre une prononciation dénuée de toute trace d’accent étranger s’avère être très difficile sinon carrément utopique;

✓ bonne production et mauvaise perception. Ce cas peut se produire quand le sujet produit un son dans son discours sans en avoir conscience. Il réalise une unité segmentale qui n’a pas statut de phonème dans sa langue. C’est le cas de l’hispanophone qui produit [z] devant une sonore -mismo, desde- mais qui en français affirme que sa femme est un « poisson » alors qu’il la voit effectivement comme un « poison ». Le problème soulevé ici est celui de la distribution des unités, c’est-à-dire de l’ensemble des contextes et des positions où elle est susceptible d’apparaître. C’est un point important pour les pratiques à base de méthode verbo tonale. Les problèmes de distribution expliquent certaines erreurs : le Russe prononçant [ʁɔp] pour robe puisque la sonore s’assourdit en finale absolue; l’Espagnol voulant un [ɛstilo] pour stylo car /s/ est toujours produit [ɛs] à l’initiale absolue devant consonne dans sa langue, etc.

Le praticien au fait des problèmes de distribution entre les phonèmes soi-disant identiques de la langue source et de la L2 intervient beaucoup plus efficacement. Il consacrera davantage de temps à éliminer l’erreur s’il les ignore;

✓ bonne perception et mauvaise production. C’est ce qui se produit quand un étranger a conscience de la singularité du /ʁ/ français qu’il ne parvient pas à réaliser et s’obstine à prononcer un « [r] « roulé ». Ou du Français qui entend bien les particularités correspondant à la prononciation du [ɵ] anglais qu’il réalise [z] faute de mieux…

Progression et apprentissage.

Pour beaucoup d’apprenants, faire des progrès dans la prononciation de la L2 est un processus lourd, s’inscrivant dans la durée, décourageant car donnant l’impression de faire du sur-place voire de régresser.

Les caractéristiques de la progression.

Elle est individuelle. Ceci paraît évident mais autant le rappeler. Chacun progresse à un rythme qui lui est personnel. Ce qui signifie que dans un groupe

  • les moments de l’acquisition peuvent être très variables d’un individu à l’autre;
  • l’hétérogénéité des acquisitions est la règle;
  • le travail phonétique fondé sur le principe d’une progression collective n’est pas efficace. Chaque personne doit faire l’objet d’un suivi personnalisé (cf. infra).

Elle s’effectue son par son en fonction de la temporalité d’acquisition de chacun. Ainsi tel apprenant mettra 6 séances pour maîtriser et reproduire [y], 10 séances pour venir à bout de [ʁ] et 12 séances pour dompter [ɛ̃] et [ɔ̃], il faudra moins de temps à un autre, un 3ème parviendra à bien prononcer les voyelles nasales mais butera contre le le [y], etc.

Elle passe par des phases de régression. La progression n’est pas linéaire, elle s’effectue par à coups avec des accélérations -le son cible est reproduit plus ou moins convenablement- et des retours en arrière -l’apprenant retombe dans l’erreur-. Concrètement, il arrive que l’élève

  • produise bien le son attendu durant une partie de la séance et pense enfin le maîtriser. Mais il prononce à nouveau des sons erronés pendant l’autre partie de la leçon;
  • soit enfin parvenu à bien réaliser le son visé de la L2 durant tout un cours. Il ne lui est pas possible de bien le produire la fois suivante.

Ce va-et-vient progression/régression se produit notamment au cours des étapes 1 et 2 décrites en infra.

Les étapes de la progression.

Elles sont valables pour chaque son. Le professeur doit les identifier et les noter pour chaque élève :

  1. la surdité phonologique. L’élève n’entend pas les sonorités de la langue étudiée. Il doit faire confiance aux jugements émis par l’enseignant; Si ce dernier lui dit que « c’est bien », l’apprenant doit accepter cette remarque même s’il en doute. Il arrive souvent que les voisins approuvent le professeur, ce qui constitue un encouragement supplémentaire de poids. De façon générale, les élèves sont plus sensibles aux bonnes productions phonétiques de leurs pairs qu’aux leurs propres;
  2. le déblocage du verrou auditif. L’élève perçoit la différence entre son modèle erroné et la production correcte. Mais il ne peut restituer ce modèle sans l’aide de l’enseignant avec qui il travaille la phonétique de la L2. Le cas fréquent étant celui de l’élève qui, prononçant bien un son donné veut le produire devant un autre prof, n’y parvient pas, retourne voir le praticien de phonétique et le réalise alors sans problème;
  3. la transition. L’élève perçoit clairement la différence entre sa prononciation et le modèle attendu. Il peut s’auto-corriger. Mais il n’a pas encore intégré ce nouvel habitus phonétique. La guidance du professeur est encore nécessaire.
    1. Cette étape est la plus dangereuse. L’apprenant peut être tenté de se libérer de l’emprise du prof puisqu’il parvient enfin à bien réaliser le son sans son intervention. En réalité, le son n’est pas encore fixé. Ce qui s’effectue par un intense travail d’intégration limité dans le temps;
    2. c’est durant cette étape que l’apprenant peut travailler de façon autonome avec des enregistrements audio. C’est même recommandé pour installer définitivement le son cible. La consigne classique écoutez et répétez s’appliquant à des enregistrements tirés de méthodes ou autres est sans effet lors des étapes 1 et 2 puisque l’apprenant est fonctionnellement sourd aux spécificités des sons de la L2. Il est même contre-productif de harceler l’apprenant avec ces activités qui le mettent face à son impuissance, le maintiennent en situation d’échec, contribuent à le dégoûter de la phonétique. Le seul cas justifiant ce recours aux enregistrements durant les étapes initiales est quand un professeur réellement formé à la phonétique corrective peut intervenir en direct pour agir sur l’erreur… et non la faire répéter à l’élève…
  4. l’autonomie phonétique. L’élève a une meilleure perception des sonorités de la langue, sa prononciation est plus ou moins convenable même s’il subsiste encore des substrats de la langue maternelle. L’apprenant est parvenu à son degré maximum.

Le passage de l’étape 2 à  la suivante est généralement repérable comme suit

  • pendant la phase de déblocage, l’élève s’interrompt dès qu’il commet l’erreur: je n’ai pas [vu]… Il a conscience d’avoir produit un son déviant mais ne sait comment se rattraper;
  • durant la phase 3 dite de transition, il s’interrompt, s’auto-corrige et poursuit son propos: je n’ai pas [vu]… [vy]… ce film à la télé hier soir. Souvent, il répète la séquence son erroné vs son correct à plusieurs reprises. Il a maintenant conscience de la différence et prend ses marques en quelque sorte.

Le crible psychologique.

il est réducteur de considérer l’erreur commise par un apprenant en renvoyant au seul crible phonologique illustré par cette figure. Tout individu perçoit l’environnement à travers ce que l’on pourrait appeler un crible psychologique, composé de 3 niveaux organisés de façon hiérarchique et constituant autant de sous-cribles. Dans la salle de classe, un problème à l’un ou l’autre de ces niveaux peut avoir des répercussions sur le comportement de l’apprenant, donc sur sa qualité d’écoute et de restitution phonétiques.

Le "crible psychologique"

Le « crible psychologique »

 Le crible socio-culturel est le plus profond. Il marque intimement tout individu dont certains comportements et attitudes reflètent les rites, coutumes, croyances et comportements de sa culture d’origine. Un exemple concret: la gestion du rapprochement par le professeur pendant des pratiques en phonétique corrective où la distance sociale peut être très variable en fonction de la culture de l’apprenant;

Le crible personnel réfère au passé, à l’expérience, au vécu et connaissances de chaque élève ainsi qu’à ses attentes, sa motivation etc. Il correspond également à son profil psychologique;

le crible situationnel est le terme que je propose, faute de mieux, pour évoquer la situation particulière que constitue un cours collectif de L2 et plus particulièrement la composante dédiée à enseignement de la prononciation.

L’idée est la suivante. Le crible psychologique influence fortement l’élève lors d’une situation d’enseignement. Pour ce qui est de la phonétique corrective, toute atteinte portée à ce crible a des répercussions immédiates se traduisant par le retour instantané du phénomène de surdité phonologique. Ceci est évident lors des premières séances, puis va s’amenuisant au fil du temps. En d’autres termes, le crible psychologique englobe et influe sur le crible phonique comme illustré par la figure suivante:

Cribles phonique et psychologique Crible phonique et crible psychologique

Concrètement, ceci signifie que la correction phonétique se déploie en fonction de deux axes:

  • l’axe technique. L’enseignant est capable de poser le diagnostic d’une erreur et d’y faire face par l’utilisation de plusieurs procédés de remédiation. Cet axe est abondamment commenté et illustré dans ce blog;
  • l’axe relationnel. L’action de correction phonétique sollicite souvent l’affectivité de l’apprenant. Un enseignant qui n’en tient pas compte ne parviendra pas à corriger efficacement même s’il a par ailleurs une bonne maîtrise des procédés à employer.

 Progression et enseignement.

 A quel moment travailler la prononciation en L2.

C’est la première question à se poser pour l’enseignant avec en filigrane un point essentiel : la régularité dans les pratiques de correction phonétique sans laquelle aucune progression n’est envisageable.

Si l’enseignement est de type (semi) intensif, il est relativement aisé de prévoir des moments dévolus à la correction de la prononciation. Le professeur peut décider d’y consacrer ½ heure à chaque séance ou toutes les deux séances. Pendant cette session, il travaille systématiquement sur les erreurs commises par ses élèves. Par contre, il est préférable de les laisser tranquilles aux autres moments de la leçon. Sauf si certains expriment explicitement le souhait d’être repris en matière de prononciation. Un danger réel est celui de l’enseignant enthousiaste et plein de bonne volonté imposant une correction phonétique systématique à ses élèves. Ceux-ci peuvent en éprouver un véritable dégoût tant pour l’activité que pour la langue étudiée. Il ne faut pas oublier que la PC est fatigante, peut provoquer une remise en question de soi, être ressentie comme agressive ou dévalorisante. D’où l’intérêt par moments de faire le point avec les élèves, d’échanger avec eux sur la manière dont ils vivent cette activité si particulière.

Dans un enseignement extensif, il est possible d’envisager un créneau dévolu à la correction phonétique une séance sur deux. Un moment de 30 à 45 minutes constitue une moyenne acceptable.

Il est judicieux de ne pas reléguer la correction phonétique à la fin de l’heure, quand les élèves sont fatigués. Certains cours peuvent débuter par la phonétique (une sorte d’échauffement audio-oral prélude à d’autres activités linguistiques) qui peut aussi être insérée à d’autres moments entre des activités d’oral et d’écrit (sorte de trait d’union).

La meilleure solution est l’atelier de correction phonétique si l’institution a la possibilité d’offrir cette option. Ne viennent que les élèves motivés, et le professeur peut s’organiser plus librement qu’en classe. D’autres activités peuvent être proposées. Les plus aptes à provoquer une libération de la parole sont celles de l’atelier théâtre avec l’immense potentiel de créativité qui s’en dégage. Il se prête bien à l’exploitation d’activités variées dans le cadre de l’enseignement de la prononciation. Mais il est indispensable que le professeur ait une formation dans ce domaine et qu’il ait lui-même vécu ces pratiques afin de faire le lien avec la verbo tonale.

Une question importante est celle du nombre de participants à une session de phonétique corrective. Pour que le travail porte ses fruits, il est bon que le groupe classe soit compris entre 10 et 15 apprenants. Ceci procure un confort certain aux participants comme à l’enseignant. Pratiquer la correction phonétique avec des classes surchargées n’est guère rentable.

Comment installer la progression phonétique chez l’élève.

Le professeur peut proposer des pratiques variées aux apprenants durant la séance. La notion d’exercice en phonétique est d’ailleurs un sujet particulier auquel j’ai consacré un article récent. Pour les besoins de la démonstration qui va suivre, je considère que l’enseignant intervient sur la pratique la plus répandue: celle qui consiste à corriger l’élève à partir d’une phrase à répéter. Laquelle peut contenir plusieurs erreurs. Il faut alors considérer plusieurs points

l’enseignant ne corrige qu’une seule erreur à la fois. Par exemple dans la séquence je ne m’en suis pas aperçu réalisée [ʤenemanswipaapɛrsu], il va choisir de travailler prioritairement sur la mise en place de [y] ou bien sur celle de [ʁ] en appliquant les procédés commentés ici pour le 1er cas et pour le 2nd. Ou alors il optera pour assombrir le timbre trop clair de [e] en travaillant simultanément sur les 2 sons qui sont dans des syllabes successives et soumises aux mêmes procédés de correction: creux intonatif, prononciation nuancée…

L’enseignant installe les sons du français en fonction de priorités

    • liées à la L1 de l’apprenant. Certaines erreurs peuvent être plus tenaces et difficiles à éradiquer en fonction des caractéristiques prosodico-phonétiques de la langue d’origine;
    • phonémiques d’abord. La confusion entre deux phonèmes en français doit faire l’objet d’un traitement systématique, par exemple le [s] prononcé [z] par un hispanophone, le [p] réalisé [b] par un arabophone, etc. Certaines variantes peuvent ne pas entrer dans la liste des corrections prioritaires, en tout cas au début , comme par exemple
      • les voyelles E, Ø, O pour les motifs exposés ici;
      • des occlusives dites aspirées, trop tendues, [ph  th  kh ] prononcées par des anglophones ou certains germanophones. La compréhension n’est pas entravée mais ce genre de production est immédiatement révélateur d’un accent étranger;

 dépendant de la fréquence d’occurrence des phonèmes.

    Je résume ci-dessous quelques données extraites d’un article de F. Wioland (1):

fréquence d’occurrences
/ʁ/ et /l/: 25% des occurrences
/ʁ/ /l/ /s/ /t/ /d/: 52% d’occurrences% exprimés par rapport aux seuls phonèmes consonantiques
/a/ : 8, 11% ; /ɑ/: 0, 05%
/ə/ beaucoup + fréquent que /ø/ et /œ/
% exprimés par rapport aux seuls phonèmes vocaliques

On voit tout de suite que /ʁ/ et /l/ sont les 2 consonnes les plus fréquentes. Elles comptent également parmi les plus fragiles. /ʁ/ /l/ /s/ /t/ /d/ sont responsables de la moitié des fréquences d’apparition des consonnes. On peut donc penser que le professeur doit se montrer exigeant: il lui faut expliquer l’intérêt de parvenir à prononcer [ʁ], faire produire un [l] qui ne soit pas mouillé ou dur ou proche de [w] (Slaves), un [s] sans sifflement excessif, des [t] et [d] pas trop tendus, etc.

De même, la disparition de /ɑ/ et /œ̃/ annoncée dans tous les ouvrages spécialisés se vérifie concrètement au vu de leurs %.

On note avec intérêt la fréquence de /ə/ de l’ordre de 3, 39%, celles de /ø/ et /œ/ étant respectivement de 0, 51% et 0, 44%.

Il importe de créer et d’entretenir la motivation de l’apprenant pour le convaincre du bien-fondé de la correction phonétique. La leçon zéro est indispensable -cf. vidéo-, de même que des piqûres de rappel quand le doute s’installe ou qu’il est nécessaire de revigorer les élèves.

Une carte d’identité phonétique de chaque élève doit être tenue à jour par l’enseignant. Il y reporte notamment

  • les erreurs segmentales commises;
  • les problèmes relatifs au rythme et à l’intonation;
  • les procédés de correction facilitateurs. Pour un son donné, l’élève favorise un procédé particulier ou une combinaison de procédés. Par exemple, pour [y], tel élève est sensible à l’intonation alors qu’un autre réagit davantage à la prononciation nuancée, le 3ème préférant les entourages facilitants associés à l’intonation, etc. Recourir au procédé adéquat pour tel son avec un élève donné est un raccourci en même temps qu’un accélérateur;
  • le mot déclencheur. Ce cas se produit souvent. Un mot assure la production correcte du son cible pour tel apprenant. Par exemple, un élève thaï  prononce bien [y] dans bureau. Ce mot peut être rappelé à chaque fois afin de le guider quand l’apprenant ne parvient pas à réaliser [y] dans une autre séquence. Son évocation provoque alors la bonne prononciation de la voyelle.

Dans tous les cas, le travail phonétique est une épreuve de longue haleine, fondée sur une collaboration réciproque entre le professeur et les apprenants.

Lâchement, je fais l’impasse sur la question de l’évaluation, j’y consacrerai un autre article.

oooooooooo

ooooooo

(1) Wioland, F. Estimation de la « fréquence » des phonèmes en français parlé Travaux de l’Institut de Phonétique de Strasbourg, (4), 1972, 177-204. Certes, c’est assez ancien, mais F. Wioland fait partie de ces phonéticiens dont tous les travaux sont des références et il a beaucoup œuvré dans le domaine du fle.

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